La neutralité suisse à l’épreuve

La Suisse construit des ponts dans les torrents internationaux

Le 24 février 2022, les troupes russes envahissent l’Ukraine.

Depuis presque un an, le conflit fait rage sur le vieux continent et bouleverse l’ordre international. Pour sécuriser l’Europe, la Suisse a repris intégralement le train de sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie. Une décision lourde de sens qui n’a pas manqué d’étonner dans de nombreux médias étrangers.

Dans les couloirs du Parlement et de la Chancellerie fédérale, flotte l’idée d’une modification de la loi sur la réexportation du matériel de guerre pour permettre aux pays européens d’envoyer du matériel de guerre suisse à l’armée ukrainienne.

Ces alignements visent à coordonner l’efficacité des sanctions et des dissuasions. Cependant, peut-on encore parler de neutralité dans ces conditions ? La neutralité suisse est-elle toujours crédible ?

Sommaire :

Peut-on livrer des munitions lorsqu’on est neutre ?

Les capacités humaines et logistiques de la Russie s’amenuisent mais les offensives continuent de disputer l’est du pays.

Situation en Ukraine le 13 février 2023

Source : https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ministere-armees/Situation%20en%20Ukraine%20le%2013%20f%C3%A9vrier%202023.pdf

Après le Royaume-Uni qui a déjà envoyé 14 tanks, l’Allemagne devrait exporter 14 Léopards 2, en plus des 50 Gepards déjà sur place et d’une centaine de vieux Leopards 1. Les États-Unis ont annoncé vouloir envoyer 31 Abrams ces prochains mois. Plus de 30 pays ont déjà équipé militairement le pays depuis le début du conflit.

Dans cette course folle, la Suisse est sommée de prendre position. En effet, livrer des tanks c’est bien – livrer des tanks avec des munitions, c’est mieux. Or, des munitions des Gepards allemands ont été produites dans une usine de Zurich. En vertu des règles suisses de réexportation du matériel de guerre, l’Allemagne ne peut envoyer ces munitions à l’Ukraine sans accord du Conseil fédéral.

La Suisse est sous forte pression internationale. En effet, comment concilier neutralité et soutien international ? Pour conserver sa neutralité, il faudrait que le gouvernement helvétique autorise également l’envoi de matériel militaire en Russie… impensable bien entendu.

Une polémique montée par l’Allemagne ?

Est-ce que le refus suisse bloque véritablement l’effort de guerre ukrainien ? Pour répondre à cette question, penchons-nous succinctement sur les spécificités du matériel militaire en question.

L’Allemagne possède 12’400 munitions fabriquées en Suisse. Or, les tanks Gepards peuvent tirer jusqu’à 1’100 coups à la minute. La polémique concerne donc une capacité de… 11 minutes de tir. L’insistance de l’Allemagne a donc de quoi nous interroger.

Pour comprendre la position allemande, rappelons que le pays vient de sortir d’une polémique internationale précisément parce qu’elle bloquait l’envoi polonais de matériel militaire allemand vers l’Ukraine. Connaissant parfaitement la position suisse de neutralité, on peut imaginer que la pression allemande vise notamment à masquer ses hésitations, regagner sa crédibilité internationale sur le dos d’une Suisse qui serait plus hésitante qu’elle.

Une évolution forcée de la neutralité

Malgré la faible quantité de munitions suisses possédée par l’Allemagne, la Suisse doit se positionner clairement sur la question du matériel militaire et de la neutralité.

Rappelons ici que la neutralité est avant un concept politique. La neutralité existe si elle est reconnue comme telle par les autres pays. La Suisse doit donc redéfinir sa neutralité, créer un narratif qui persuade à l’international, et agir en adéquation avec ses nouvelles conceptions clarifiées. La Suisse est neutre tant qu’elle peut convaincre qu’elle l’est. Et pour pouvoir convaincre à l’international, il faut déjà qu’elle s’en convainc elle-même.

Outre les pressions allemandes, l’Espagne et le Danemark ont également demandé à la Suisse d’autoriser la réexportation de matériel militaire. Cette question juridique et politique doit être tranchée, sans quoi la Suisse sera continuellement sur la sellette dans les relations internationales.

Le Parlement à la rescousse du Conseil fédéral

Quand le Conseil fédéral s’immobilise, l’opinion publique et le Parlement viennent impulser de nouvelles solutions.

Le parti « le Centre » est en première ligne et souhaite une Lex Ukraine pour pouvoir envoyer des munitions le plus rapidement possible. Le Parti Socialiste se joint au mouvement en proposant d’autoriser la réexportation d’armes lors de violation du droit international condamné par l’ONU. Au sein du PS, de nombreux adhérents ne soutiennent pas cette nouvelle position du parti.

L’UDC fait encore dans le seul contre tous en se prononçant contre tout changement de la loi. Allant même jusqu’à critiquer les sanctions économiques de la Suisse. Le plus grand parti de Suisse considère que la neutralité suisse est gravement mise en danger par les décisions helvétiques prises sous le coup de l’émotion. Alors que la Suisse figure sur la liste noire des pays “hostiles” à la Russie et que ses propositions de bons offices ont été catégoriquement refusées, la réputation d’une neutralité intégrale sera difficile à retrouver.

C’est finalement la proposition du PLR qui semble en voie de se réaliser. Il s’agit d’une modification durable de la loi sur la réexportation du matériel de guerre. La motion de Thierry Burkart s’inscrit sur le long terme et vise à autoriser la réexportation du matériel de guerre vers les pays qui ont un régime similaire au nôtre pendant 5 ans. Cette proposition mettra certainement trop de temps à se mettre en place pour envoyer les quelques munitions demandées par l’Allemagne. En revanche, le Parlement estime que cette proposition permet de sauvegarder la neutralité suisse tout en autorisant la réexportation de ses armes à l’avenir.

La neutralité suisse a deux interdictions :

  1. Ne pas rejoindre une alliance militaire
  2. Ne pas exporter du matériel de guerre à l’un des belligérants

La motion retenue par le Parlement à le mérite de ne nécessiter aucune intervention active de la Suisse puisque les pays acheteurs pourront revendre les armes par eux-mêmes. Il y a donc sauvegarde de la neutralité. Tout en offrant au Conseil fédéral une plus grande liberté, celle de décider quels pays figurent sur la liste des États qui “ont un régime similaire au nôtre”.

Une Suisse décomplexée ?

Dans la population, un récent sondage de l’institut Sotomo indique que 55% des Suisses souhaitent que des pays tiers puissent réexporter des armes suisses. Il semble donc que la population soit en majorité favorable à une relecture des règles sur le matériel de guerre.

Notons également que l’industrie de l’armement suisse réclame cette modification législative. En effet, l’Allemagne a annoncé vouloir dorénavant produire les munitions sur son propre sol pour ne plus s’embarrasser des règles suisses en matière de réexportation.

Rien que dans l’entreprise du groupe Rheinmetall, qui produit les fameuses munitions pour les Gepards allemand, c’est plus de 4’000 emplois qui risquent de disparaitre. Sans compter, les nombreux pays qui changeront de productions suite à ces polémiques.

Un Conseil fédéral paralysé, une population majoritairement volontaire, un Parlement en bonne partie convaincu, une industrie de l’armement qui pousse dans le même sens, et presque la totalité des partis sur la même ligne – il y a fort à parier que la loi sur la réexportation d’armes se modifie.

Cela pourrait bien finir par un référendum. Une lourde tâche reviendrait alors au Peuple suisse…

L’importance de la neutralité dans la paix internationale

La Suisse a une longue tradition de bons offices et de médiation. Le fait d’être un petit pays, neutre, sans passé colonial, permet à ses ambassadeurs d’endosser facilement le rôle d’arbitre impartial.

Les diplomates suisses ont contribué à résoudre de nombreux conflits internationaux. En représentant les intérêts de pays étrangers, ils ont permis la discussion entre la France et l’Algérie, l’Arménie et la Turquie, les États-Unis et l’Iran ainsi que bien d’autres encore.

Les deux mandats les plus importants de l’après-guerre concernent Cuba et l’Iran.

Il est intéressant de noter que la Russie considère la Turquie comme un pays neutre parce qu’il ne s’est pas aligné sur les récentes mesures de sanctions. Pourtant, en 2015, Ankara avait abattu un avion russe pendant la guerre de Syrie.

Les rapports inter-étatiques sont changeants et dépendent fortement du contexte géopolitique. Présenter la situation actuelle comme la fin de la neutralité suisse est peut-être un peu rapide. Une chose est sûr, la Russie actuelle ne veut pas des diplomates suisses.

Une neutralité compatible avec le nouveau contexte géopolitique

La neutralité suisse assure la stabilité du pays. Cependant, ce que rappelle la guerre en cours, c’est qu’une architecture de sécurité solide est également essentielle pour la stabilité du continent.

La Suisse doit donc conserver sa neutralité tout en trouvant les moyens de participer efficacement à un ordre international pacifique. Or, la paix ne s’appuie pas sur de beaux discours mais sur un système d’incitation et de dissuasion bien rôdé.

L’Europe continue sa mue en pôle géopolitique. La Suisse est prise dans ce flux historique et se doit de participer à la sécurité collective du continent. Pour autant, se fondre dans le continent européen ou dans le bloc occidental reviendrait à oublier ses atouts diplomatiques d’États libéral ouvert, neutre et souverain.

Des ponts et des passerelles suisses

La Suisse est un pays montagneux. Elle s’y connait en ponts et en passerelles. Elle est légitime comme État qui construit des ponts avec tous ceux qui veulent construire dans le respect du droit international.

La Suisse se doit aussi d’entretenir des passerelles avec ceux qui considèrent le droit international comme une supercherie occidentale.

Les passerelles et les ponts sont nécessaires pour éviter que des crises atteignent des sommets. Il serait dommage de ne pas utiliser le savoir-faire Suisse dans la présente période particulièrement troublée.

Dossier : Suisse et Europe

Commentaires

  1. Bonjour à tous,

    Voilà maintenant 1 an que les troupes russes ont envahi l’Ukraine.

    La Suisse est mise sous pression pour participer aux sanctions économiques et autoriser la réexportation de matériel de guerre. Mais ces décisions peuvent conduire à la fin de la neutralité qui fait le succès et la prospérité de la Suisse.

    Comment concilier soutien international et neutralité ?

    Nous venons de publier un article « La neutralité suisse à l’épreuve » pour tenter de répondre à cette question.

    Bonne lecture !

Participez à la discussion sur forum.welcome-suisse.ch

Participants

Avatar for Tom.Boltshauser