Après le désaccord institutionnel Suisse-UE…

le berceau de la Confédération tel qu'il est symbolisé sous la coupole à Bernele berceau de la Confédération tel qu'il est symbolisé sous la coupole à Berne

Le dossier européen est une histoire sans fin. Depuis le refus suisse d’adhésion à l’espace économique européen (EEE) en décembre 1992, les relations entre la Suisse et l’Union européenne (UE) sont réglées par des accords bilatéraux.

Le 26 mai 2021, le Conseil fédéral a pris la décision unilatérale de mettre fin aux négociations qui durent depuis plus de huit ans. Au-delà des postures politiques, comment cette décision risque-t-elle d’influencer le quotidien des résidents en Suisse, des expatriés et des frontaliers ?

Ces prévisions sont difficiles à faire, il est néanmoins utile de porter un éclairage sur quelques effets de cette décision, à court et plus long terme.

Sommaire :


 

Un accord controversé

Pour préserver la compétitivité de son marché commun, l’Union européenne veille à l’homogénéité des interprétations du droit sur l’ensemble du continent.

Dès 2013, germe l’idée d’un accord institutionnel qui permettrait au droit Suisse et au droit de l’Union européenne d’évoluer ensemble.

Mais la production de réglementations de l’UE est très élevée et celle de la Suisse volontairement limitée. La Suisse ne reprend que les éléments qu’elle juge pertinents du droit européen. Cette politique de “cherry picking » agace certains leaders européens.

Seulement voilà, sur ce dossier, le Conseil fédéral est pris en tenaille entre les syndicats et les souverainistes. Les syndicats craignent un délitement des mesures de protection sociale et les souverainistes appréhendent une perte de la souveraineté nationale. Après des années d’échanges, le Conseil fédéral a donc pris la décision unilatérale d’enterrer l’accord-cadre.

 

Industries exportatrices, moins de places de travail ?

Les premières inquiétudes sur l’avenir viennent des industries exportatrices. Un accord institutionnel comme l’accord-cadre facilite la reconnaissance mutuelle des biens et des services. Leur accès au marché est simplifié. Sans accord-cadre, c’est un accord de libre-échange classique qui régit les échanges. Alors, les barrières techniques et administratives haussent les coûts des produits exportés.

En effet, la reconnaissance mutuelle des normes permet aux industries d’exporter leurs produits vers le marché intérieur de l’UE dès lors que le produit est accepté en Suisse. Le think-tank “Avenir Suisse” a estimé la perte due à la fin de la reconnaissance mutuelle à 1.3 milliards par an. Le nombre de places de travail dans les industries exportatrices serait en risque.

Deux points nuancent ce message alarmiste.

Tout d’abord, la capacité des entreprises suisses à trouver des solutions alternatives est avérée. Les fabricants suisses peuvent trouver des mandataires en Europe. Ce coût supplémentaire serait modéré. Le Président de Swiss MedTech relève à ce titre que plus de 80% des fabricants de technologies médicales ont déjà trouvé un représentant autorisé dans un pays de l’UE.

Ensuite, dans l’émission RTS Forum du 27 mai, le responsable des affaires réglementaires au sein de la faîtière Swiss Medtech, mentionne qu’un nouveau règlement européen aurait de toute manière relégué la Suisse comme Etat tiers, indépendamment de l’issue des négociations.

 

Approvisionnement, pénuries à prévoir ?

Pour rester dans le cas des technologies médicales, des produits doivent être importés : thermomètres, déambulateurs… Sans reconnaissance mutuelle automatique et vu la petite taille du marché suisse, des entreprises pourraient renoncer à exporter leurs produits sur notre territoire.

Pas de panique, ces pénuries devraient plutôt concerner des modèles spécifiques de produits. L’importation d’autres produits de même type, issus d’autres marchés restera possible. Pour ce qui est des produits de première nécessité, la Confédération a depuis longtemps bien rodé la gestion de stocks fédéraux avec l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays. Pour ce qui concerne d’autres produits, le tourisme d’achat en France, en Allemagne et en Italie pourrait venir compenser d’éventuels manques.

La situation pourrait être plus critique en ce qui concerne les échanges d’électricité sur le réseau européen. Mais sur ce sujet, le risque est davantage une augmentation des prix qu’une pénurie.

En première approche, les pénuries ne devraient pas perturber le quotidien des résidents en Suisse.

 

Niveau des salaires, maintien ou baisse des salaires ?

Pour le Président de l’Union syndicale Suisse, Pierre-Yves Maillard, une acceptation de l’accord-cadre aurait contribué à égaliser le niveau des salaires sur le continent. Compte tenu du coût de la vie en Suisse, cela aurait provoqué une diminution du pouvoir d’achat.

En effet, avec un accord institutionnel, l’ensemble du dispositif de protection sociale pouvait être revu par le tribunal arbitral et la Cour de Justice Européenne (CJUE). Or, pour Pierre-Yves Maillard, la Cour de Justice de l’UE arbitre souvent dans l’intérêt du marché. Le refus de l’accord-cadre protègerait les salaires des résidents suisses, des expatriés et des frontaliers.

Pour François Cherix, président de la commission politique du Mouvement européen suisse, cet abandon de l’accord-cadre pourrait bien avoir l’effet inverse que celui recherché par les syndicats. En effet, en raison des nouvelles difficultés d’accès au marché européen, certaines entreprises pourraient bien être incitées à se délocaliser dans un pays voisin, membre de l’Union. Or, pour rester compétitives, elles pourraient adopter de nouvelles mesures pour flexibiliser le marché du travail et diminuer les salaires suisses.

Entre les craintes des syndicats et les risques d’effets contre-productifs, il est difficile de prévoir l’évolution des salaires et des protections salariales. Néanmoins, l’argument de François Cherix est discutable. En effet, les entreprises suisses n’ont pas attendu la fin de l’accord-cadre pour délocaliser une grande partie de leurs activités. Ces délocalisations se poursuivent, elles ne s’appliquent pas seulement aux activités à faible valeur ajoutée. Elles touchent aussi l’informatique, les opérations bancaires, l’administration. Elles se situent déjà dans les pays de l’Union (le nearshore) et au-delà (l’offshore).

Il est indéniable que les arguments de Pierre Yves Maillard ont un large écho qui dépasse l’espace syndical. Sa voix porte bien au-delà des questions du niveau de salaire. Elle ouvre le sujet de la préservation des postes de travail localisés en Suisse avec deux corollaires :

  • Le maintien en Suisse de productions de nécessité (cf. la crise des masques Covid)
  • La préservation de la valeur ajoutée des postes de travail : formation, innovation, agilité dans l’organisation du travail

 

Cour de Justice, caler les rythmes de production juridique ?

Au-delà des aspects techniques de reconnaissances mutuelles et des questions d’ordre économique, la question juridique était centrale dans le dossier européen. En effet, malgré la proposition d’un tribunal arbitral pour régler les litiges, la Cour de justice de l’Union européenne restait la référence pour les questions relatives au droit européen.

La Suisse aurait donc dû reprendre à son compte des évolutions juridiques qu’elle n’aurait pas (ou peu) contribué à produire. Bien entendu, il est toujours possible de décider de ne pas reprendre certaines évolutions du droit européen mais la Suisse se verrait alors sanctionner par des mesures compensatoires difficiles à évaluer par avance.

Cette crainte est d’autant plus présente dans la population suisse que l’Union européenne y est perçue comme une véritable machine à produire du droit. Et ce, à juste titre, puisque rappelons-le ; l’Union européenne se construit essentiellement, non pas par le fait politique (votations, initiatives etc) , mais par le droit et l’économie.

L’intégration européenne repose sur la construction et l’extension du marché unique, dont la Suisse profite largement. Or, pour faire fonctionner et développer ce marché intérieur européen, la Commission produit de manière continue des directives et des règlements et les juges de la CJUE participent également à cette intégration par le biais de leurs jurisprudences.

Il est compréhensible que la Suisse ne souhaite pas être trop intégrée dans cette machine juridique qu’elle ne contrôle pas. En effet, n’étant pas membre de l’Union, elle ne participe pas pleinement aux règles produites et ne souhaite donc pas se les voir imposées.

Aussi, la méfiance de citoyens suisses s’exprime de par leurs attachements aux principes de la démocratie participative. Que se passerait-il si les règles décidées par les citoyens suisses pour eux-même, ne convenaient pas aux institutions européennes ? Ces questions restent en suspens mais participent assurément à la méfiance que suscite l’Union européenne auprès d’une partie de la population Suisse.

 

L’Europe fait-elle rêver le Souverain ?

Nous l’avons compris, les critiques à l’égard du Conseil Fédéral dans sa gestion des négociations sur l’accord-cadre sont avant tout politiques. Une chose est sûre, malgré les positions tranchées de chaque côté de l’échiquier politique, le Souverain, l’électeur suisse ne semble pas prêt à un rapprochement accéléré avec l’Europe.

De plus, le poids économique relatif de l’Union européenne dans la production mondiale diminue. Il reste utile pour la Suisse de diversifier ses échanges par de nouveaux accords avec les marchés émergents. L’accord avec l’Indonésie mené et réussi indépendamment de la démarche similaire de l’Europe est, en ce sens, une réussite.

Par ailleurs, l’actualité ne présente pas l’Europe sous un éclairage bien glamour. Le “swinging London” a quitté l’UE. L’efficacité de la réponse européenne dans la gestion de la pandémie reste questionnée. Les puissances régionales alentour la narguent. En son sein, des pays sont ouvertement critiques sur sa gouvernance (Hollande, Pologne, Hongrie …)…

 

Dépasser la question Suisse/UE

Le moment ne serait-il pas venu d’intégrer la question du rapport avec l’UE à une réflexion plus large sur le positionnement de la Suisse en Europe et dans le monde pour les années à venir ?

Dans un monde polarisé entre les États-Unis et la Chine, l’Europe cherche à se constituer en puissance géopolitique. La Russie fait de même et des puissances régionales testent leurs limites. Le jeu stratégique de ces nouveaux blocs continentaux contourne de plus en plus les instances multilatérales (ONU, OMS …). Il serait donc temps pour la Suisse d’actualiser son positionnement d’État neutre au service du dialogue. La rencontre Biden-Poutine, le Forum de Davos, la Genève internationale, la tradition des bons offices, illustrent cette capacité suisse à accueillir et encourager le dialogue.

 

Neutralité Suisse, position de la Suisse dans le monde

La Suisse demeurera au milieu du continent européen et ses bons rapports avec l’Union européenne contribueront largement à la qualité de vie en Suisse. Néanmoins, un futur de la Suisse toujours plus intégré à l’Union Européenne peut être questionné.

L’avenir de la Suisse ne s’écrira t’il pas plutôt dans celle d’un État ouvert, aux institutions publiques stables, qui permet le dialogue entre les autorités politiques d’un monde de plus en plus complexe, interconnecté et multipolaire ?

C’est un chemin ardu. Il correspond à l’histoire de la Confédération. D’aucun nuanceront et souligneront les limites de la neutralité suisse. La neutralité suisse est néanmoins un fait ancré dans le réel et l’imaginaire collectif. Dans un pays qui vote trois à quatre fois par an, l’imaginaire collectif est à prendre en compte car, au-delà du marché, c’est le Souverain qui décide en Suisse. De prochaines votations permettront d’identifier les routes qui se profilent et leurs effets sur le quotidien des résidents en Suisse, des expatriés et des frontaliers.

 

Notre Dossier : Votations suisses, immigration et libre circulation

Marché du travail Suisse, l’UE & l’accompagnement

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